Description
Nous associons souvent l'art académique du XIXe siècle à des scènes historiques, religieuses ou de genre. Cependant, La barque de Charon de José Benlliure Gil (1855–1937) nous plonge dans un territoire plus sombre et métaphysique : le passage entre la vie et la mort. Cette œuvre imposante, qui est accrochée au Museu de Belles Arts de Valence, est une représentation viscérale du mythe de Charon, le passeur des Enfers, chargé de transporter les âmes des défunts à travers le fleuve Achéron.
À première vue, la toile est un tourbillon de drame. La scène se déroule sous un ciel omineux, teinté de gris et d'ocres sombres qui renforcent l'atmosphère de condamnation. La barque avance lourdement à travers les eaux sombres, chargée d'âmes en peine, enveloppées dans des suaire translucides qui semblent se dissoudre dans l'air. Le protagoniste incontesté est Charon, une figure cadavérique et musclée, au regard vide et aux cheveux grisonnants agités par le vent. Il tient une rame qui ne semble pas propulser l'embarcation, mais la dominer comme si elle était une extension de sa volonté infernale.
Benlliure Gil, reconnu pour son virtuosité technique et sa sensibilité narrative, recourt ici à une palette réduite mais profondément expressive. Les bruns foncés, les ocres brûlés et les noirs bleutés prédominent, nuancés par des glacis qui suggèrent la brume et la décomposition. Le clair-obscur n'apporte pas seulement du volume aux figures, mais dramatise l'ensemble : certaines âmes semblent briller faiblement, comme si elles conservaient encore une trace d'humanité, tandis que d'autres se fondent dans les ombres, résignées à leur destin.
Un détail fascinant est l'inclusion de figures qui s'enfoncent ou émergent des eaux autour de la barque, appelant inutilement à l'aide. Ces présences spectrales intensifient l'horreur de la scène et rappellent au spectateur que tous ne parviennent pas à passer de l'autre côté ; certains se perdent éternellement dans l'oubli. À droite, un nuage de figures volantes semble entraîner d'autres âmes vers l'au-delà, élargissant l'espace narratif du tableau au-delà du plan physique.
Peu de gens savent que cette œuvre a des échos directs dans la littérature de Dante et dans la peinture romantique antérieure, notamment dans des œuvres comme Le radeau de la Méduse de Géricault. Cependant, Benlliure ajoute ici une théâtralité unique, presque opératique, avec une composition diagonale qui confère à la scène mouvement et tension narrative. Contrairement à d'autres représentations de Charon, ici il n'y a pas de rédemption possible ni d'espoir à la fin du trajet. Tout est inexorable, et le silence semble envelopper la scène comme un suaire de plus.
La barque de Charon ne consolide pas seulement José Benlliure en tant que grand narrateur visuel, mais anticipe, de manière troublante, le symbolisme et l'expressionnisme qui fleuriraient des décennies plus tard. C'est une peinture qui ne cherche pas à plaire ni à réconforter ; au contraire, elle nous confronte à l'inévitable, à ce dernier passage que nous devrons tous entreprendre, tôt ou tard.
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